Egoportrait: le mot qui résume notre époque
Les Québécois ont l’art de la reformulation quand il s’agit d’éviter un mot anglais. C’est quand même eux qui ont réussi à imposer à KFC de changer son enseigne par PFK (Poulet Frit Kentucky). Bon, ce n’est pas toujours le cas, mais je vais m’arrêter là pour le moment pour ne pas gâcher le propos de ma publication. Pour le coup, je trouve que le mot qu’ils ont “inventé” pour ne pas dire “selfie” est assez génial : Egoportrait, c’est pile dans l’air du temps. Il a cette capacité à donner la vraie définition là où le mot “selfie” est bien plus fade.
Par le passé, un artiste accompli se risquait parfois à l’art complexe de l’autoportrait. Complexe puisqu’il s’agit de passer du temps à s’observer pour se décrire. Passer du temps à essayer de se comprendre pour retranscrire visuellement son âme. L’ère de l’instantanéité des réseaux sociaux, complétée par le subterfuge auto-convaincant des filtres, a transformé cette introspection en une démarche nombriliste. Une démarche où non seulement tu mens aux autres, mais pire, tu te mens à toi-même ! Et je ne parle même pas de toutes ces applications basées sur l’intelligence artificielle qui vont vous transformer en avatar fantasmé… véritable double mensonge, vous faisant non seulement croire que vous êtes sublime extérieurement, mais que vous êtes doué pour l’exprimer visuellement (les fameux “artistes IA”).
Le format égotique se retrouve aussi dans toute cette mouvance vidéo qui consiste à raconter sa vie, à s’inventer parfois des destins ou, tout du moins, à les amplifier pour donner du piquant à son “storytelling”.
Il suffit en plus que l’algorithme du réseau choisi se soit un peu emballé sur une des publications et hop, ça y est, on s’invente “influenceur”.
À force de passer son temps face à une caméra, à créer sans cesse du contenu pour tenter d’exister, de faire de l’audience, à se créer un personnage, quelle part sommes-nous capables de garder authentique ? Serons-nous donc tous contraints à devenir les avatars d’une deuxième identité publique, inspirante et fantasmée, cachant la véritable personne que nous sommes face au miroir ?
Le sommet de cette pratique ambiguë et paradoxale, c’est tous ceux qui se mettent à pratiquer le yoga et la méditation et qui se font prendre en photo en train de le faire. C’est cette volonté de croire qu’on le fait pour nous-même alors qu’on ne pense qu’à montrer aux autres qu’on le fait. D’ici peu on verra arriver des miroirs, qui transforment notre reflet au profit de celui qu’on aimerait découvrir chaque matin.
Bref, cette chronique, je la dédie à tous ceux qui se voilent la face, à tous ceux qui postent des citations avec leur portrait en arrière-plan, à tous ceux qui se racontent des vies qu’ils n’osent pas vivre eux-mêmes, à tous ceux qui ont besoin d’avoir quelqu’un pour mettre en scène leur existence, à cette génération qui va finir par se rendre compte de la futilité d’une vie vécue à travers un smartphone plutôt qu’à travers le regard bienveillant de ceux qui nous connaissent vraiment, sans filtre.