Pendant que le monde s’engouffre à corps perdus dans l’IA…
Ça faisait longtemps qu’une techno n’avait pas défrayé autant d’annonces, partout dans le monde. Il ne se passe pas un jour sans qu’on nous évoque un nouveau fleuron technologique, un nouveau conglomérat de milliardaires ou un nouveau bond vers l’avènement d’une nouvelle espèce vivante.
D’un côté, on a la toute-puissance US qui roule des pectoraux en affirmant sa suprématie à grands coups d’annonces pleines de testostérone, sans véritable unité, puisque c’est un vrai combat de mâles alphas entre Zuck, Musk, Altman. On dirait un mauvais remake du Bon, la Brute et le Truand (je vous laisse répartir les rôles, mais à mon avis, ils échangent régulièrement). De l’autre côté, vous avez la Chine, qui s’amuse à décrédibiliser Trump et ses annonces de 500 milliards, son côté bourrin des années 80 (Drill, Baby Drill !) et sa capacité à dire des trucs tous plus gros les uns que les autres. La Chine donc, qui sort de son chapeau un DeepSeek soi-disant frugal, monté avec une petite équipe de génies et des moyens à la MacGyver, mais avec une capacité de nuisance médiatique redoutable.
Et au milieu de tout ça, alors qu’on la croyait perdue, empêtrée dans ses dettes, tiraillée par des affaires de fachos et enlisée dans une spirale ubuesque de régulation, l’Europe, France en tête, se paye le luxe d’organiser un AI Summit, sous des airs de JO paratechno, avec un Macron guilleret, tel un phénix flamboyant, tellement heureux de pouvoir parler d’autre chose que du 49.3 et du budget de l’État. Et le monde regarde tout ça, étourdi par les sommes annoncées et la vitesse de déploiement, aussi rapide qu’un Musk qui déboule avec ses geeks boutonneux pour prendre le contrôle de toutes les données des Américains (là, on dirait un bon vieux James Bond, on est bien d’accord).
Et nous, dans tout ça ? Nous, les petits entrepreneurs de la tech, qui sommes submergés par les notifications de conférences, de colloques et de masterclass sur ce vieux sujet de l’IA (parce que oui, de l’IA et des algos, on bosse dessus depuis belle lurette), on est là, à écouter des podcasts de Carlos Diaz ou Julien Devaureix, partagés entre excitation et lassitude, inquiets et blasés à la fois d’assister, une fois de plus, à une énième révolution qui va bouleverser l’échiquier du monde tel qu’on le connaît. À cinquante ans, si t’as pas vécu au moins sept révolutions (l’Internet, l’iPhone, les réseaux sociaux, le Web 2.0, la cryptomonnaie, le Métaverse et maintenant l’IA générative), c’est que t’étais occupé à regarder l’herbe pousser ou qu’on t’a cryogénisé au début des années 90.
Oui, nous, dans tout ça ? Nous qui ne sommes pas dans la Silicon Valley ou au board d’une startup à Station F, on existe ou pas ? Toutes ces révolutions, je les ai passées loin des grands axes, loin des endroits où brillent les gens qui parlent bien, qui savent et qui débattent. J’ai monté une startup en 2004, avant que le mot soit à la mode, on a fait du SaaS en 2006, alors qu’on achetait encore des CD de logiciels, on a fait des journaux à données variables en 2008, alors que les copieurs connectés venaient à peine de sortir, tout ça dans un petit village alsacien, à Ribeauvillé, connu essentiellement pour sa fête des ménétriers et ses vins blancs. Ensuite, quand je me suis lancé à la conquête de l’Amérique du Nord, je l’ai fait depuis un micro-technocentre, au fin fond de la Gaspésie. Quand j’ai tout planté en 2012-2013, c’était encore à l’époque où un entrepreneur pouvait perdre tous ses biens à cause d’un fonctionnaire capable de t’expliquer que ton crédit d’impôt recherche, tu pouvais te le carrer où je pense, parce que lui estimait, du haut de sa maîtrise en Microsoft Access, que tes travaux n’avaient rien d’innovant.
Bon, je m’égare un peu, c’est mon côté narrativiste qui ressort. Donc, oui, nous, on en pense quoi de tout ça ? J’écris à la lisière de la forêt, entre Trois-Rivières et Shawinigan, au Québec, pour vous dire que je n’ai toujours pas succombé aux sirènes des grandes villes, malgré un passage de trois ans coincé sur l’île de Montréal, avec le sentiment d’être pris au piège lors de l’épisode Covid, comme sur l’île de Gotham, quand les ponts sont dynamités.
J’aime bien cette image de Batman, retiré à l’écart de la grande ville, travaillant dans l’ombre de sa Batcave, observant le monde se déchirer dans l’opulence et la débauche. Parce que oui, à force de vivre dans ces grandes métropoles qui attirent tous les regards, on en arrive à croire que c’est là que tout se passe, et on ne voit rien de ce qui se passe en coulisses, dans des contrées reculées. Quand on est isolés, on est débrouillards, on est résilients et on s’entraide. Dans les villes, on s’écharpe, on joue des coudes, on essaie de briller et surtout, on est bien souvent prêt à surenchérir pour exister.
Alors, de ma petite contrée, j’aime observer et découvrir des projets étonnants. Je vous parlerai bientôt de ce qui se prépare à Shawinigan (allez voir sur Google Maps comme c’est paumé), où l’on développe un LLM souverain et décarbonée, qui commence à équiper de petites villes d’Afrique. Vous allez entendre parler d’ordinateurs quantiques et de plateformes génératives étonnantes. Nombre d’entreprises se demandent comment utiliser concrètement ces technologies, non pas pour conquérir le monde ou Mars, mais pour continuer de faire partie de la communauté, de créer des emplois et de bénéficier de leur qualité de vie. Et si on mettait un peu plus en lumière ces petits acteurs, qui, eux aussi, font partie de ce tout mondial, mais qui, à leur échelle, font avancer le progrès ?